Pachinian n’aurait pas dû inviter des journalistes turcs à Erevan pour une interview

Par Harut Sassounian
Le Premier ministre Nikol Pachinian a commis une nouvelle erreur la semaine dernière en invitant dix journalistes turcs à Erevan et en s’entretenant avec eux pendant une heure et demie.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais souligner quelques points fondamentaux concernant ses déclarations et celles de son porte-parole.
Tout d’abord, le porte-parole a révélé que les journalistes turcs avaient été invités à Erevan aux frais du gouvernement arménien. Cela constitue une violation de l’éthique journalistique. Les journalistes professionnels ne se voient pas proposer et n’acceptent pas de paiement pour leur voyage et leur hébergement afin de préserver leur indépendance vis-à-vis du sujet de l’interview.
Deuxièmement, le porte-parole de Pachinian a déclaré que l’Arménie avait invité des journalistes turcs de tous bords politiques, y compris des médias pro-gouvernementaux, d’opposition et indépendants. Quiconque suit les médias turcs sait qu’il ne reste pratiquement plus de journalistes d’opposition en Turquie. Le président Recep Tayyip Erdogan a soit pris le contrôle de tous les médias d’opposition, soit les a fermés et a emprisonné les journalistes dissidents. Les journalistes invités en Arménie provenaient de : T24, Sozcu TV, l’agence Anadolu, le quotidien Hürriyet, la radio-télévision turque, Medyascope, NTV, le journal arménien Agos, l’agence de presse Ihlas et CNN Türk. Seuls deux des dix médias turcs invités, Sozcu TV et Agos, peuvent être considérés comme indépendants.
Troisièmement, Pashinyan a fièrement déclaré aux journalistes turcs que sa rencontre avec eux était un événement sans précédent. Comme d’habitude, ses déclarations ne reposent sur aucun fait.
La rencontre avec les journalistes turcs à Erevan n’était pas sans précédent. Plusieurs rencontres avaient eu lieu par le passé entre des responsables arméniens et des journalistes turcs. Je me souviens d’une interview en particulier, réalisée en 2001, lorsque l’éminent journaliste turc Mehmet Ali Birand de CNN Turk s’est rendu à Erevan pour interviewer le président Robert Kotcharian. Cette interview a suscité une vive controverse, car Birand a déformé les propos de Kotcharian en traduisant mal ses propos de l’arménien vers le turc. J’ai écrit un article en 2001 soulignant les déformations de Birand et critiquant le président Kotcharian pour avoir accepté de donner une interview sur des sujets politiques sensibles, alors que lui et ses conseillers auraient dû savoir que le journaliste turc allait les déformer. Outre Birand, de nombreux autres journalistes turcs sont venus en Arménie pour interviewer des responsables arméniens par le passé. De plus, de nombreux journalistes arméniens et turcs se sont rendus dans leurs pays respectifs dans le cadre du « Projet de reportage conjoint Arménie-Turquie » en 2007-2008.
Les journalistes turcs sont connus pour déformer les propos de leurs interlocuteurs. C’est pourquoi, au cours des 40 dernières années, j’ai refusé toutes les demandes d’interview turques.
Quatrièmement, Pachinian a faussement affirmé que, sous les précédents gouvernements arméniens, il n’y avait eu aucun contact direct entre les responsables arméniens et turcs. Il a cité son invitation à assister à l’investiture du président Erdogan à Ankara et sa rencontre avec lui à New York. Il a également évoqué les visites du ministre des Affaires étrangères, Ararat Mirzoyan, à Ankara. Il a affirmé qu’auparavant, les responsables arméniens et turcs n’avaient connaissance des points de vue de l’autre que par l’intermédiaire de tiers. Pachinian a cité comme « exemple concret de coopération » la récente extradition par l’Arménie vers la Turquie de deux Turcs accusés d’avoir commis un crime.
Les affirmations de Pachinian selon lesquelles il n’y avait eu aucun contact officiel entre l’Arménie et la Turquie avant lui sont totalement fausses. Il veut donner l’impression que rien ne s’est passé en Arménie avant son arrivée au pouvoir en 2018. Des dizaines de contacts ont eu lieu entre les responsables des deux pays bien avant que Pachinian ne devienne Premier ministre. En voici quelques-uns :
1) Le ministre des Affaires étrangères, Raffi Hovannisian, s’est rendu à Istanbul en 1992 pour participer à la Conférence de coopération économique de la mer Noire.
2) Le conseiller présidentiel Gérard Libaridian s’est rendu à Ankara en 1992.
3) Le président Levon Ter Petrossyan a rencontré Alpaslan Turkesh, fondateur du groupe ultranationaliste des Loups Gris et député turc, à Paris en 1993.
4) Le président Ter Petrossyan, accompagné du ministre des Affaires étrangères Vahan Papazyan et du conseiller présidentiel Gérard Libaridian, s’est rendu à Ankara en 1993 pour assister aux funérailles du président turc Turgut Özal. À cette occasion, Ter Petrossyan a rencontré le Premier ministre Suleyman Demirel. Au cours de cette visite, il a également rencontré le président azerbaïdjanais Abulfaz Elchibey.
5) Le président turc Abdullah Gül est venu à Erevan pour assister, avec le président Serge Sarkissian, au match de football opposant l’Arménie à la Turquie en 2008.
6) Le président Serge Sarkissian s’est rendu à Bursa, en Turquie, pour assister au match retour de football entre l’Arménie et la Turquie avec le président turc Abdullah Gül en 2009.
7) Le ministre arménien des Affaires étrangères, Edouard Nalbandian, et le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, se sont rencontrés à Zurich en 2009 pour signer les protocoles Arménie-Turquie.
8) Le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, s’est rendu à Erevan en 2013.
9) Le ministre Nalbandian s’est rendu à Ankara en 2014 pour assister à l’investiture du président Recep Tayyip Erdogan.
Par conséquent, Pachinian a tort d’affirmer que, par le passé, les responsables arméniens et turcs n’avaient pas de contacts directs et ne communiquaient que par l’intermédiaire de tiers.
Dans mon prochain article, je commenterai les déclarations de Pachinian aux journalistes turcs en visite à Erevan la semaine dernière.